Grégory Chigolet, conseiller économique de l’Etat-Major des Armées, a présenté aux membres de la SFAF l’organisation et les enjeux de la base industrielle et technologique de défense française à l’occasion d’une conférence.
Mardi 6 février 2024, le groupe sectoriel Aéronautique-Défense-Espace et Sécurité de la SFAF, présidé par Antoine Nodet et Philippe Clermont, a invité le Dr Grégory Chigolet, micro-économiste et conseiller économique de l’Etat-Major des Armées, afin de présenter l’organisation et les enjeux de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française.
Qu’est-ce que la BITD ?
La BITD est formée par l’ensemble des entreprises qui concourent à la production d’armes ainsi qu’à l’entretien du matériel des armées. Aujourd’hui, elle compte entre 4000 et 5000 entreprises qui s’attèlent à la conception, à la production et au maintien en condition opérationnelle (MCO) des équipements. Pour près des neuf dixièmes, il s’agit de PME et le secteur emploie 200 000 à 250 000 personnes. Sa caractéristique principale est donc son éparpillement. A titre de comparaison, la Russie compte 450 à 500 entreprises et emploie 2 millions à 2,5 millions de salariés. Le rapport est donc de 1 à 10.
L’économie de guerre : le nouveau contexte de la BITD
La recrudescence des tensions internationales, enclenchée par le début du conflit en Ukraine en février 2022, a conduit le président de la République à affirmer une nouvelle orientation pour l’industrie de défense lors de son discours au salon d’Eurosatory en juin 2022 : « … une économie dans laquelle il faudra aller plus vite, réfléchir différemment sur les rythmes, les montées en charge, les marges, pour pouvoir reconstituer plus rapidement ce qui est indispensable pour nos forces armées, pour nos alliés ou pour celles et ceux que nous voulons aider… »(1).
L’idée a depuis gagné en épaisseur et a été synthétisée à travers un concept : l’économie de guerre.
Il n’existe toutefois pas de définition précise et unanimement partagée de « l’économie de guerre ». Intuitivement, l’expression renvoie à l’idée qu’il faut configurer la production pour être en mesure de faire face à un conflit. Cette mutation se fait alors progressivement en réorientant les capitaux afin de développer les secteurs les plus utiles à l’armée. L’économie de guerre implique donc l’idée d’un processus, d’une transition. Si on veut aller au-delà de ce premier niveau d’analyse, il faut spécifier les objectifs que cherche à atteindre cette économie et les contraintes qui s’exercent sur le processus pour l’établir. Concernant ses buts, on peut les circonscrire à l’aide de 3 caractéristiques :
- Être capable de soutenir l’effort de guerre en produisant des armes et en assurant leur entretien ;
- Avoir une économie cohérente (la mise en adéquation de l’ensemble de l’économie avec les besoins de la défense) ;
- Assurer la mise en configuration de l’économie en tant qu’arme dans une optique offensive et défensive.
L'économie de guerre est donc un état de mise en adéquation de l’ensemble de l’économie nationale aux besoins de la seule défense. Mais c’est aussi l’économie au service de la guerre afin d’accaparer les ressources et d’en priver l’adversaire. Selon la situation initiale du pays, il est possible d’atteindre cette économie par deux moyens :
- L’adoption d’un régime de croissance déséquilibrée qui assure le développement massif de l’industrie lourde ;
- En cherchant à instituer une souveraineté économique à visée militaire, qualifiée de croissance équilibrée.
L’exemple contemporain d’une croissance équilibrée est celui de la Russie, qui affectera, en 2024, un chiffre élevé mais raisonnable de 6 à 7% de son PIB à son effort de défense. En effet, depuis 2014 et les premières sanctions internationales, la Russie consacre non seulement des ressources conséquentes à sa BITD mais également à un maximum de secteurs jugés critiques afin d’assurer sa souveraineté. Dans le même temps, les partenariats commerciaux ont été réorientés vers les BRICS, ce qui explique le « succès » très relatif des sanctions. Et l’inflation a également été forte, mais c’est élément choisi dans le policy mix(2).
L’Etat, avec son ministère des Armées, à travers notamment la Direction générale de l’armement (DGA), ainsi que les acteurs de l’industrie de défense entendent relever le défi du passage à l’économie de guerre via une croissance rééquilibrée. Cette stratégie se heurte cependant à divers obstacles.
Les obstacles à la transformation : les nouveaux défis
La volonté de tendre vers l’économie de guerre n’éclipse pas pour autant les difficultés auxquelles la BITD était préalablement confrontée. Au contraire, elle les révèle de façon encore plus prégnante. C’est notamment le cas en ce qui concerne son financement, sa dépendance vis-à-vis des exportations, sa porosité face aux attaques économiques et sa difficulté à instituer une logique cohérente eu égard des objectifs antagonistes des acteurs.
Un financement compliqué
Un an avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, les parlementaires, par l’intermédiaire d’une « mission parlementaire flash sur le financement de l’industrie de défense », s’alarmaient déjà du déficit chronique de financements bancaires dont bénéficiait le secteur. Confrontée à une mauvaise image, victime d’une méconnaissance du secteur de la défense par les banquiers et en proie à une incompatibilité avec les critères ESG, les députés étaient particulièrement pessimistes sur la pérennité de la BITD. Depuis, se sont ajoutées des difficultés supplémentaires qui trouvent leur origine dans la conjoncture internationale, réduisant encore un peu plus les marges des entreprises : hausse des prix de l’électricité, faiblesse de l’autofinancement et décalages de trésorerie.
Déjà en sursis et confrontée à de nouvelle contraintes, l’industrie de défense apparaît comme très peu rentable.
Des entreprises tournées par nécessité vers l’export
Les marchés de défense se caractérisent par une forte dépendance vis-à-vis des exportations, qui constituent, en moyenne, 40% du chiffre d’affaires des entreprises. Plusieurs éléments expliquent cette dépendance :
- L’étroitesse du marché national : les commandes des armées françaises sont largement insuffisantes pour garantir la pérennité de la BITD,
- Des prix poussés à la baisse : bien que près de 50% des marchés soient de gré et gré, les nombreuses situations de monopoles ne profitent pas nécessairement aux industriels dans la mesure où ces types de marché sont « contestables ». En effet, des entités internes du ministère des armées sont en mesure de concurrencer partiellement les industriels (pour la partie maintenance), générant une pression à la baisse sur les prix et, in fine, sur les marges, renchérissant le rôle crucial des exportations.
Une perméabilité aux attaques économiques
L’émiettement de la BITD induit que la moindre opération de maintenance mobilise de nombreuses PME qui sous-traitent elles-même une partie de leur prestation, et ainsi de suite. La BITD française s’expose alors au risque de formation d’un « k-équilibre » (une pénurie couplée à une hausse des prix) dès lors qu’une nation hostile chercherait à créer des goulots d’étranglement. L’enjeu est majeur car de tels équilibres économiques affectent directement les capacités de l’armée française.
Des logiques incompatibles
Alors que les entreprises de la BITD sont dans une logique d’optimisation des coûts à des fins de rentabilité, l’économie de guerre appelle la mise en œuvre d’une forme de planification. Récemment, la question des stocks de munitions, devenus indispensables pour faire face à une guerre longue de haute intensité, a illustré ce point : les industriels refusent de s’engager à investir pour des contrats incertains et l’Etat réclame une « prise de risque » de leur part mais sans vouloir s’engager à des commandes fermes pour ne pas faire exploser le coût de gestion des stocks.
La fin de cet article sera publiée le jeudi 11 avril 2024.
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(1) Le discours complet d’Emmanuel Macron du 13 juin 2022 est disponible via ce lien.
(2) Le policy-mix, ou le dosage macroéconomique, désigne la combinaison par l'État de politique budgétaire et de politique monétaire afin d'atteindre des objectifs politiques. Le dosage macroéconomique diffère selon la position du pays dans le cycle économique. (source : Wikipédia)