« Ecoute, bûcheron, arrête un peu le bras … »(1)
Alors qu’approche la période de l’année où sera annoncé le montant des dividendes, ce qui ne manque jamais de relancer un débat sociétal(2), Antoine Nodet, membre de la commission Evaluation de la SFAF, propose de voir au-delà de la traditionnelle polémique en traitant le sujet sous 3 angles : la politique financière de l’entreprise, la gestion du portefeuille sous l’angle de l’épargnant et le débat sociétal. Il exprime ici son opinion personnelle.
L’entreprise : une politique financière contrainte par de nombreux facteurs hétérogènes
La détermination du montant du résultat distribué par opposition à la part du résultat mise en réserve est annuelle. La gestion de ces montants est une politique de long terme qui n’est pas anodine (cf. la théorie du signal). Il en résulte qu’il est donc difficile de l’infléchir de manière notoire trop fréquemment.
Toutefois, la régularité relative du montant proposé doit aussi prendre en compte les besoins de financement de l’entreprise. Ceux-ci sont conditionnés par le cycle d’investissement, mais aussi par l’évolution du BFR, à la fois du fait de la croissance et des évolutions structurelles de l’exploitation pas toujours maîtrisables, en particulier les délais clients. Ces derniers ont tendance à s’allonger actuellement du fait de politiques monétaires plus restrictives. Par ailleurs, les besoins sont très différents pour une multinationale gérant des infrastructures et une start-up dans le secteur de la biotechnologie.
Du côté des ressources financières, au-delà de ces contraintes liées aux évolutions de l’exploitation, la distribution de dividendes doit également être adaptée à la structure financière cible de la société. Ce qui fait donc intervenir, non seulement le coût de financement (dettes et fonds propres), mais aussi la disponibilité de ressources financières externes, elle-même tributaire du taux d’épargne (vs l’effet d’éviction lié aux déficits publics). Enfin, la fiscalité joue un rôle important : déductibilité des frais financiers, impôt sur les sociétés mais également sur la distribution de dividendes ou les rachats d’action, stabilité de la législation fiscale. « Cash is king ? »
Le besoin de revenus des épargnants
Autre partie prenante et non des moindres, l’épargne constituée par… les épargnants. Dès la première année d'études en économie, tous les étudiants ont compris que, sans épargne, il n’y a pas d’entreprises et donc pas d’activité économique, même lorsque l’économie est informelle. L’épargnant, devenu directement ou indirectement actionnaire, par exemple par son fond de retraire ou sa participation, a consenti un effort d’épargne sur son revenu, salaire ou revenus de l’épargne, après avoir acquitté un impôt. Sa rémunération prend deux formes : les dividendes et les plus-values. Il a été calculé que, depuis la création du CAC 40, environ les deux tiers de la rémunération étaient le fait des dividendes, le tiers restant des plus-values. Il convient de rappeler que le livret A rapporte 3% (fin 2024) sans fiscalité et avec une garantie du capital. Cela pour une liquidité sans pareil. L'assurance-vie rapporte 2,7% à 2,9% pour les contrats en euros avec une garantie sur le capital et un régime fiscal assez favorable. Le rendement du CAC 40 est de 2,1% avant impôts et taxes. De plus, les sociétés du CAC 40 sont des entreprises qui ont atteint des tailles conséquentes et dont les besoins de financement sont moindres que beaucoup d'entreprises cotées plus petites et en très forte croissance sans être déjà bénéficiaires ou dégager un cash-flow suffisant pour financer leur développement. Au global, le rendement des actions de l'ensemble de la bourse de Paris est à peine de 1,4% avant impôts et taxes, ce qui relativise l’importance de la distribution de dividendes.
Par ailleurs, il convient de prendre en compte la grande diversité qui caractérise les épargnants. Une personne à la retraite est plus encline à chercher un revenu le plus régulier possible sous forme de dividendes qu'un jeune actif en phase de constitution de son épargne.
L'opinion publique, la polémique sociétale
Chaque année, la masse de dividendes distribuée et sa progression suscitent des commentaires négatifs. Ces réactions sont généralement le révélateur de la méconnaissance des mécanismes économiques et financiers de base. Et les différents rapports publiés sur ce thème sont généralement peu élaborés dans leurs raisonnements et donnent donc une vision trompeuse de la distribution de dividendes.
Contrairement à une opinion communément répandue, les dividendes n'enrichissent pas l'actionnaire car le cours de l'action s'ajuste du montant distribué. De plus, le taux de distribution souvent avancé comme pénalisant pour l'entreprise n'est pas le critère pertinent. L'approche moderne repose sur le tableau de financement. Seule cette méthode permet d'estimer si la politique de dividendes est pénalisante pour le financement de la croissance et se fait au détriment de l'investissement.
De plus, la rémunération de l'actionnaire est la somme des dividendes reçus mais également des plus et moins-values réalisées (et non latentes).
Sur une longue période, la masse de dividendes distribuée ne croît pas plus que la masse salariale. Et comparer la masse de dividendes au salaire individuel n'est pas cohérent. Il faut rapporter la masse de dividendes à la totalité des salaires. Les salariés perçoivent d'ailleurs une part des bénéfices par le biais de l'intéressement et de la participation. Lorsque les résultats baissent, le dividende diminue, pas les salaires. La volatilité des dividendes est considérable, pas celle des salaires.
Il convient de noter également que les dividendes constituent un retour à l'actionnaire qui, bien souvent, les réinvestit dans des secteurs et des entreprises en croissance ayant besoin de financement et contribuant tant au développement économique que social. Les dividendes contribuent donc à la circulation de l'épargne dans l'économie. Il s'agit d'un mécanisme vertueux de réallocation de l'épargne par le truchement des marchés financiers.
Loin des polémiques, la politique de distribution reflète en fait le difficile équilibre à trouver pour les entreprises entre les excès de l’endettement et les failles d’un autofinancement excessif et pour les épargnants entre rendement et plus-values.
(1) Contre les bûcherons de la forêt de Gastine – Pierre de Ronsard, Elégies, 1584.
(2) Ce débat a d’ailleurs été récemment relancé à l’occasion du dividende d’un milliard d’euros versé par Decathlon à son actionnaire, la famille Mulliez, actionnaire d’Auchan.