Hubert Mathet, responsable du groupe de travail Gouvernance de la commission Analyse extra-financière de la SFAF, passe en revue les raisons d’ajustements tardifs de cours boursiers des sociétés Wirecard, Casino et Orpéa.
Le Business Science Institute a publié, en juillet 2023, un article intéressant qui analyse les forces en jeu lors de campagnes de short sellers activistes(1).
Selon les auteurs, il ne s’agit pas, pour le vendeur à découvert, d’avoir précisément analysé et mis en lumière les faiblesses d’une société pour avoir raison quant à sa valeur estimée future – parfois après un délai substantiel.
Bien souvent, au contraire, les conditions qui permettent à sa « prophétie » de se réaliser se combinent ainsi : « les dimensions du triptyque ʺmontage financier – choix des bases stratégiques/industrielles – fonctionnement des institutions financières et de régulationʺ n’apparaissent pas indépendantes et découplées mais bien davantage enchevêtrées et en interaction complexe ». En résumé, un enchaînement de circonstances qui deviennent favorables vient « aider » l’analyse originale « short » dans sa réalisation.
Les trois exemples qui sont commentés ci-dessous (dont deux sont cités dans l’article mentionné plus haut) constatent qu’il faut parfois aussi un ingrédient subjectif supplémentaire pour que le cours s’ajuste sur la valeur anticipée, après des périodes parfois très longues et moult rebondissements.
Partons du cas le plus simple, Wirecard, qui est celui d’une vraie fraude qui devait finir à 0. Il aura fallu pas moins de 5 années entre la première alerte lancée par le Financial Times et le rapport Zatarra (2015) pour aboutir enfin à l’effondrement de la valeur après le constat par les auditeurs d’un trou de 2 Mds€ de cash dans les caisses du groupe. Entre temps, le cours de bourse sera passé par un plus haut historique (août 2018) et un analyste financier sell side – fait rarissime – aura publié, une année avant la faillite de juin 2020, une valeur cible de 0, sans effet notable sur le cours de bourse de l’époque.
Avec Casino, Muddy Waters s’attaquait en 2015 à un poids lourd du marché parisien, dont rien – dans l’esprit des investisseurs de l’époque – ne le prédisposait à devenir un penny stock. Il est intéressant de noter que le prix cible calculé par Muddy Waters était de 6.91 € pour Casino et 0 pour sa maison mère Rallye. La « prophétie » est allée bien au-delà de la projection de l’époque, très certainement comme l’indique l’article, pour des questions de gouvernance et de management. La direction, dès lors, se trouve débordée par la gestion d’une urgence financière un peu plus pressante chaque jour au fur et à mesure que le temps s’écoule et que tout ou partie des ingrédients du rapport à charge finissent par remonter à la surface.
Quant à Orpéa, le discrédit jeté sur le mode opératoire du groupe par le livre « Les Fossoyeurs » et, de façon incidente, sur son levier financier a fort probablement ébranlé la « confiance » dans le modèle et dissuadé les bailleurs de fonds de « rouler » la dette comme l’habitude en avait été prise au cours des vingt dernières années avec les entreprises détentrices de biens immobiliers. Une fois de plus, il est intéressant de constater que le cours de bourse n’a fini par s’ajuster qu’en octobre 2023, alors que les ingrédients techniques de la dilution massive pour sauvegarder le groupe de la faillite étaient sur la table depuis la conciliation de juin 2022 et le plan de novembre 2022 proposé par le management.
Il existe donc des forces bien plus puissantes que l’analyse fondamentale et ses calculs de prix cible qui permettent de maintenir ainsi, et parfois pendant très longtemps, à des cours anormaux des titres dont les valeurs tendent vers zéro à terme. Cela s’appelle la confiance, ou son contraire la perte de confiance, sentiment subjectif qui, par définition, ne peut être quantifié.
Rappelons juste que, dans cette dynamique qui fait tendre un cours de bourse vers 0 lorsque les professionnels ont abandonné une valeur devenue trop « juridique », la cotation résiduelle devient la résultante des interventions des actionnaires individuels qui, par définition, maîtrisent peu ou pas le sujet.
Pour illustrer cette question de « l’impalpable », il est intéressant de noter que, lors de la crise des subprimes, le point le plus bas de la cotation des obligations convertibles se situe fin octobre 2008, soit environ un mois et demi après la chute de Lehmann Brothers, alors que le point bas des marchés actions se situe début mars 2009, soit quatre mois plus tard. Là encore, il n’existe aucune explication rationnelle à cette décorrélation, si ce n’est la perte de confiance des acteurs des marchés actions alors que les acteurs du marché obligataire avaient, quant à eux, compris que le monde n’allait pas s’écrouler.
Les trois exemples précités ont sans exception fait l’objet de mesures fortes (restructuration financière, rachat de titres par leur management, communication déterminée, intervention du régulateur en Allemagne pour Wirecard, etc.) destinées à restaurer la confiance. Il est vrai, irrationnalité oblige, que tout ne va pas toujours vers le bas, comme indiqué précédemment pour le cours de bourse de Wirecard.
Si les modèles financiers traditionnels ne peuvent introduire cette éventualité de « perte de confiance » dans le calcul d’une prime de risque par exemple, alors il faut résolument se tourner vers l’analyse de la gouvernance pour mieux apprécier la complexité (sic) d’une organisation et les éléments intangibles, humains pour être précis, qui en font la valeur à terme.
Tout est affaire de nuance dans l’analyse du facteur humain qui compose les conseils d’administration et les équipes de management. La difficulté pour l’investisseur est que cette démarche est longue, voire très longue, appuyée sur l’expérience de terrain et nourrie des échanges avec de multiples acteurs internes ou externes à l’entreprise. Au surplus, elle ne laisse pas de place à une quelconque pondération en fonction du risque perçu ou anticipé : on investit ou on reste résolument à l’écart d’un titre en fonction de la perception de ce facteur humain qui détermine la gouvernance. C’est assurément une alternative peu commode à manipuler pour les gérants d’actifs benchmarkées.
Au-delà du souhait formulé par les auteurs de l’article, qui vise une meilleure structuration des conseils d’administration pour faire face à ces attaques par les short-sellers, il est aussi nécessaire que les investisseurs se dotent de moyens internes et externes pour challenger la gouvernance d’entreprises, dont la fragilité peut avoir été mal perçue par les acteurs de marché. Une initiative de la SFAF telle que celle de créer à Paris une plateforme de dialogue actionnarial semblable à l’Investor Forum de Londres va dans ce sens.
(1) « Vers le capitalisme de Corrida : Casino, jurisprudence stratégique et organisationnelle à méditer », par Jean-Philippe Denis (Université Paris-Saclay), Alain Charles Martinet (Université de Lyon) et Franck Tannery (Ausar Energy, Université de Lyon).