Daniel Haguet
Edouard Camblain
La finance comportementale représente un complément précieux pour les praticiens de l'industrie financière, notamment en période de crise et d'après crise. Édouard Camblain et Daniel Haguet, coprésidents de la commission Finance comportementale de la SFAF, reviennent ici sur les biais comportementaux pouvant influencer les décisions d'investissement. Tout en insistant sur le besoin d'éducation financière.
Pouvez-vous rappeler brièvement ce que recouvre la finance comportementale ?
Daniel Haguet : La finance comportementale, ou Behavioral finance en anglais, est un domaine de recherche qui pose deux grandes questions : la rationalité des agents économiques et l'efficience des marchés financiers. Elle se fonde souvent sur des études empiriques, d'où son qualificatif de « comportementale » qui constate le comportement réel des agents souvent différent de leur comportement théorique postulé via les axiomes de la rationalité.
Édouard Camblain : En pratique, dans le cadre de la première problématique, sont notamment mis en lumière les fameux « biais » de comportement tels que l'aversion à la perte ou l'influence des interactions sociales. En termes simples, ce serait l'application de la psychologie aux décisions financières.
Quel a été le comportement des épargnants français durant cette crise inédite ?
DH : Je ne pense pas que l'on puisse parler d'un comportement uniforme des épargnants. La situation hétérogène des uns et des autres a pu conduire à des comportements différents. Ainsi, l'on a pu assister à la fois à des retraits importants sur les contrats d'assurance-vie provenant certainement des commerçants et artisans en difficulté financière et à une augmentation des cotisations sur les livrets d'épargne, certainement de la part de ceux dont les revenus étaient plus sécurisés mais dont les possibilités de consommation étaient bridées. Toutefois, il n'y a pas eu de panique chez les épargnants.
EC : Loin de la panique, l'AMF nous apprend dans un rapport d'avril que 150 000 nouveaux investisseurs individuels se sont lancés dans l'investissement en actions en mars pour plusieurs milliards d'euros. L'âge moyen de ces nouveaux venus est inférieur de 10 à 15 ans à celui des investisseurs habituels. Les montants investis sont donc logiquement plus modestes mais ils sont bien là !
Quels conseils pouvez-vous donner à ces nouveaux entrants ?
EC : Tout d'abord se connaître soi-même : suis-je trop pessimiste, sur-confiant, obnubilé par la crainte de la perte… ? Ces caractéristiques ainsi identifiées, puis mises en parallèle avec les biais psychologiques mis en lumière par la finance comportementale, permettent d'établir quelques garde-fous qui peuvent se révéler bien précieux !
DH : Les travaux académiques nous apprennent que les individus qui sont déjà compétents dans leur domaine professionnel, ce qui est le cas des cadres, des professions libérales (médecins, avocats…) ou des académiques, peuvent souffrir d'un excès de confiance qui les conduirait à multiplier les opérations. Cette rotation trop rapide associée à un mauvais market timing et à des coûts de transaction pouvant avoir des conséquences néfastes en termes de rentabilité.
L'apparition de ces nouveaux investisseurs a-t-elle des conséquences pour les professionnels de l'investissement ?
EC : Oui, cette nouvelle catégorie d'investisseurs en actions va clairement avoir besoin d'accompagnement. Les leçons provenant de la finance comportementale pourront leur permettre d'éviter de commettre certaines erreurs documentées (effet de disposition, excès de confiance, aversion à la perte, etc.). Si besoin était, le devoir de conseil devient une évidence pour tous !
DH : Plus largement, le besoin d'éducation financière devient encore plus criant. Les chercheurs américains ont développé un domaine de recherche baptisé Household Finance qui concerne à la fois les crédits immobiliers aux particuliers et l'épargne en vue de la retraite. Nombreux parmi nos compatriotes auront besoin d'être suivis et accompagnés dans leurs relations avec les institutions financières (banques, compagnie d'assurances, etc.).
La crise financière liée au Covid-19 est-elle le signe d'un comportement non rationnel des agents ?
EC : Il faut déjà souligner qu'après un point bas constaté mi-mars, les marchés sont très largement remontés depuis cette date. Cette volatilité reflète le manque de visibilité – sur le plan sanitaire et, bien sûr, économique – qui a marqué ces derniers mois. Nous avons vu de meilleurs exemples d'irrationalité me semble-t-il.
DH : En fait, il existe bien des crises que l'on pourrait qualifier de « non-rationnelles » telle que celle de 2001 où les marchés se sont emballés pour des entreprises déficitaires et des crises « rationnelles » parfaitement explicables. Dans le cas de 2020, les mauvaises anticipations économiques liées au confinement d'une partie de la population de la planète expliquent de manière tout à fait rationnelle la mauvaise tenue des marchés. Lorsque les anticipations d'activité, donc de bénéfice, dans le secteur aéronautique sont inexistantes, il est tout à fait rationnel que le cours en bourse dévisse. Du côté des épargnants, il n'y a pas eu de panique et même l'investissement en assurance-vie dans les unités de compte est demeuré globalement stable.
D'après vous, cette crise aura-t-elle des conséquences pour les analystes financiers ?
EC : Les analystes financiers sont des agents économiques comme les autres qui peuvent souffrir de biais cognitifs ou d'excès de confiance, notamment après quelques bonnes recommandations. Ils ont intégré depuis bien longtemps l'impact de la macro-économie ou encore de la géopolitique sur les sociétés qu'ils suivent. Je ne crois donc pas que cette crise ait apporté un quelconque changement sur ce point.
DH : La situation économique actuelle (fort taux de chômage, ralentissement de l'activité, niveau des taux d'intérêt) et les incertitudes sur la situation future rendent les prévisions difficiles. Un travail académique sur les anticipations des directeurs financiers sur la performance à court terme des marchés montre que l'écart entre la performance anticipée et la performance réelle a été la plus forte au moment des crises (2001 et 2008). Les analystes doivent donc être conscients que leurs prévisions seront plus difficiles en cette période.
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