Comment la faillite de Wirecard a-t-elle pu se produire ? Le récent dépôt de bilan de la société allemande suscite nombre d'interrogations sur le rôle des différents acteurs. L'analyse d'Hubert Mathet, animateur du groupe de travail Gouvernance de la commission Analyse extra-financière de la SFAF et Partner chez Ethics & Boards.
La faillite, physique et intellectuelle, de Wirecard (WDI) interpelle bien au-delà de tout ce qui pourra être démontré – puis rectifié – sur les plans réglementaire, technique et pénal (quel degré de corruption au-delà des organes internes de l'entreprise ?).
Comme toute grande catastrophe, elle répond à une succession chronologique de faits qui, pris isolément, semblent anodins, mais qui, une fois alignés, provoquent l'enchaînement fatal avec cette question mille fois entendue : comment a-t-on pu en arriver là ?
Il existe de la similitude entre les cas Madoff et WDI. Ils ont été, d'une part, dénoncés longtemps à l'avance par des personnes ayant fait leur travail d'investigation et il y avait, d'autre part, des signaux faibles que les différents intervenants (actionnaires, investisseurs institutionnels, auditeurs, régulateurs, autorités de contrôle) ont ignorés : l'absence de volatilité dans le fonds Madoff et les marges anormalement élevées de WDI.
Pour interpréter ces signaux faibles et, surtout, les intégrer dans un processus de décision d'investissement, il faut remonter en… 2007 et avoir eu la chance (il en faut toujours un peu) de croiser la route de Dreamnex, site français de vente en ligne de sextoys et de rencontres payantes, admise à la cotation sur l'Eurolist C en mars 2007. Cette société, qui connaît alors 9 % de démarque sur son chiffre d'affaires (fraudes à la carte de paiement essentiellement), a fait appel à WDI pour réduire cette démarque, service facturé selon Dreamnex 300 bps par transaction par l'entreprise allemande. Puis, de façon étonnante, Dreamnex a déclaré ne plus avoir besoin des services de WDI, ayant réussi en interne à effectuer les mêmes déchiffrages de cartes de paiement suspectes. Voilà un premier indice important sur la relation entre la marge opérationnelle de WDI et la compétition dans le secteur du « payment processing ».
Septembre 2009 : le second signal faible intervient lors de l'acquisition d'Easycash par Ingenico. Cette entreprise allemande, exerçant exactement sur le même segment que WDI, générant à l'époque 100 m€ de chiffre d'affaires et acquise pour 290 m€, présente une marge d'EBITDA estimée entre 15 et 20 %. À titre de comparaison, WDI pèse déjà en bourse près du milliard € pour un chiffre d'affaires de 230 m€ et affiche fièrement 26,5 % de marge d'EBITDA (source rapport WDI 2009), soit 10 bons points au-dessus de celle d'Easycash. Ainsi, soit les performances de WDI sont exceptionnelles, soit Ingenico a fait une mauvaise affaire. Lors de la conférence téléphonique organisée par Ingenico, ni Philippe Lazare, PDG d'Ingenico, ni les analystes « sell side » présents ne connaissent WDI alors qu'il s'agit d'un concurrent direct d'Easycash tant sur le plan géographique que technique. Il est étonnant qu'un travail de recherche transversale basique n'ait pas été fait par le banquier d'affaires conseil d'Ingenico ni par les brokers.
Les autres signaux sont ceux des multiples acquisitions et consolidations opérées dans le secteur du payment processing après 2010 : Ingenico absorbe Global Collect en juillet 2014 (marge EBITDA de 16,4 %). Atos, lors de sa journée Investisseurs de 2015, dévoile la marge d'EBITDA de Worldline à 18,7 %. Un rapport du broker allemand Close Brothers Seydler du 4 août 2014 indique que des comparables Américains tels que Global Payment et Total System Services ont des marges d'EBIT de l'ordre de 15 %.
Tout au long de cette très longue période, les marges d'EBITDA et d'EBIT de WDI ne descendront jamais en dessous de 25 % et 20 % respectivement, ce dans un milieu très concurrentiel, où les spécificités bancaires locales engendrent des coûts fixes supplémentaires pour les prestataires de services de la chaîne de paiement et où certains clients arrivent même à court-circuiter leur fournisseur (cf. Dreamnex ci-dessus).
Rapprocher ces éléments, que tout analyste ou gérant devrait avoir présents à l'esprit, de l'éphémère rapport Zatarra publié début 2016 et de la saga du Financial Times « The House of Wirecard », aurait dû provoquer des réactions autrement plus marquées au regard du management de WDI. On ne s'attardera pas ici sur l'attitude de la BaFin, autorité fédérale de supervision financière, et l'aveuglement des auditeurs au cours des cinq années passées.
Certaines sociétés de gestion européennes de renom ont déclaré des franchissements de seuil du capital de WDI au cours de cette période incroyable et ont appuyé sur le bouton « vente » en 2019. D'autres non, malgré le fait (dernier signal remarquable) que l'analyste sell side de Mirabaud, Neil Campling, ait affiché un objectif de cours à 0 dès le début de l'année 2019, un fait suffisamment rare dans les annales du consensus pour, là aussi, être relevé comme il se devrait.
Le scandale WDI provoquera bien sûr moult ajustements des règlements et pratiques. Un coup d'œil sur un passé pas si lointain nous rappelle que malgré des textes réglementaires de plus en plus sophistiqués, il y a eu Enron, Parmalat, Madoff, Sino Forest parmi les exemples les plus connus. Bien d'autres noms moins célèbres viennent compléter ce défilé, qui posent la question de l'aveuglement face à une forme d'évidence refoulée. Cet aveuglement trouve ses racines dans certains travers des professions de l'investissement en capital et que seule la gouvernance peut aider à corriger :
- La règlementation des fonds institutionnels et la pression des investisseurs pour délivrer de la performance pratiquement au jour le jour obligent ces fonds à être investis au maximum admissible, même en cas de récession économique. Comment les conseils d'administration de ces fonds challengent-ils le gérant quand le risque de perte en capital croît sensiblement ? C'est leur rôle, mais à l'évidence peu sont véritablement alertes sur la composition des portefeuilles qu'ils sont censés superviser.
- Le traitement des conflits d'intérêts au sein de la recherche financière fondamentale dans sa course effrénée au volume de business qui n'a jamais faibli.
- La carence d'un discours mieux formalisé entre actionnaires et management non exécutif, seul moyen de varier les sources d'information et d'exercer un meilleur contrôle sur le management exécutif.
La réponse, une fois de plus, n'est pas un policier derrière chaque citoyen ni une loi pour un fait divers. Ces recettes faciles, pour médiatiques qu'elles soient, ne fonctionnent pas sur le long terme, faute de moyens ou parce qu'elles ajoutent à une complexité ou les petits (ou gros) malins finissent toujours par trouver le défaut dans la cuirasse.
À l'heure où la gouvernance des sociétés est mise sous le feu de l'actualité, sans remettre en cause l'autonomie de gestion, il faut rappeler le rôle de la société de gestion et des conseils des fonds dans l'évaluation, le contrôle, le réexamen périodique de l'adéquation et l'efficacité de la politique de gestion des risques. L'affaire WDI doit donc servir de signal d'alerte pour une meilleure gouvernance dans le monde de la gestion.