Au 12 juin 2020, 75 sociétés du SBF 120 auraient tenu leurs assemblées à huis clos. De quoi s'interroger sur le dialogue actionnarial et ses modalités juridiques. La SFAF, via le groupe de travail Gouvernance de sa commission Analyse extra-financière, a ouvert le débat avec différentes personnalités dont certains membres de la Commission des épargnants de l'Autorité des marchés financiers (AMF). Hubert Mathet, responsable du groupe de travail, précise les enjeux.
Dans une publication du 3 avril dernier, la SFAF s'est émue du fait que, après la publication des ordonnances du 25 mars 2020, la réunion physique des Assemblées Générales ne soit sacrifiée au profit d'une solution moins contraignante pour les émetteurs confrontés à une situation inédite, les assemblées générales tenue de façon électronique et/ou à huis clos.
Nous écrivions ainsi à ce moment-là : « Il est fondamental de mettre en lumière le principe de la réunion physique de ces assemblées des sociétés cotées en Bourse, unique moment annuel où tout actionnaire peut « respirer » l'air du temps car il a devant lui bien plus que le porte-parole habituel et restreint de l'entreprise : il peut enfin sonder un aréopage constitué des managements exécutif et non exécutif, des auditeurs et de certains autres actionnaires, petits, moyens ou gros. Mieux que cela encore, il peut s'exprimer ou écouter les autres s'exprimer. C'est le poumon démocratique de la gouvernance des entreprises : la rencontre entre les mandants et les mandataires qu'elle soit paisible ou mouvementée. »
Démosthène ne disait pas autre chose quant au tumulte souvent provoqué par les Athéniens en Assemblée : « Si, Athénien, on est intimement persuadé d'avoir quelque chose d'utile à dire et que l'on se lève pour parler, c'est là, me semble-t-il, une décision honorable et judicieuse ; mais si l'on contraint ceux qui ne le veulent pas à écouter, j'estime moi, que c'est une mesure absolument honteuse. »
Ce paragraphe sous-entend la réunion physique du peuple (à l'époque) des actionnaires ou des parlementaires (aujourd'hui).
Ce principe traditionnellement admis s'imposait avec évidence jusqu'à ce que la technologie permette la tenue virtuelle des assemblées. Cela explique qu'il n'ait pas été formellement consacré par un texte législatif ou réglementaire.
Il était toutefois implicite, comme le montrent les articles comme le R225-66 ou R225-81 du code de Commerce relatifs au « lieu de l'assemblée » ou à l'impossibilité « d'assister personnellement à l'assemblée » : ces textes suggèrent de façon incidente la réunion physique des actionnaires. Le législateur n'a d'ailleurs pas pensé autrement en rédigeant l'article 9 de la directive européenne 2007/36/CE du 11 juillet 2007 qui indique la notion « d'exercice du vote sans présence physique ».
Les statuts des entreprises, cotées ou non, ou ordonnances qui autorisent la tenue d'assemblées par visioconférence, ou tout autre moyen électronique, n'énoncent pas pour autant que ces dispositions soient une alternative exceptionnelle à la réunion physique des actionnaires.
Quelques textes à l'étranger parlent du principe d'immédiateté, exigeant que les actionnaires puissent participer, débattre de manière contradictoire et exercer leurs droits dans une unité d'espace et de temps, ce qui rejoint un autre principe fondamental de l'assemblée : la délibération.
La coutume et la nécessité bien sûr du rassemblement héritées de la Grèce antique ont prévalu sans que le droit ne le formalise de façon positive.
Alors qu'une demande forte de dialogue actionnarial s'intensifie, soutenue par l'Autorité des Marchés Financiers, la crise sanitaire du printemps dernier a mis en lumière un constat majeur : celui de la désuétude des textes en vigueur régissant l'Assemblée Générale ainsi que l'archaïsme des modalités pratiques du déroulement des votes en assemblée générale, notamment les votes papier et l'exercice des pouvoirs.
En outre, et c'est un fait d'une rare importance, les ordonnances ont écarté de facto du débat actionnarial des dispositions d'ordre public comme la révocation en séance des administrateurs, point d'équilibre fondamental de la Loi de 1966 entre le pouvoir des associés et celui des dirigeants, et principe maintes fois réitéré jusqu'à nos jours.
Que les dispositions prises au printemps 2020 deviennent une généralité commande qu'il soit rédigé dans la loi, à titre principal et non incident, que toute démocratie ne peut respirer que par la confrontation des idées en public et en temps réel et non par écran interposé et en différé.
Au 12 juin 2020 selon Les Echos, 75 sociétés SBF 120 avaient tenu leurs assemblées à huis clos. On voit qu'on n'est évidemment plus dans l'exception et qu'on pourrait presque parler d'effet d'aubaine !
Une étude publiée le 16 août 2020 par le Dr Miriam Schwartz-Ziv, Maître de conférences au département finance de l'Université de Jérusalem, met et lumière une forme d'appauvrissement du dialogue actionnarial et sa perte de contenu lors du passage pour une même société de l'assemblée réunie physiquement à l'assemblée tenue virtuellement.
En conséquence, la SFAF considère que tant le législateur que le régulateur des marchés financiers – dont on rappelle qu'il est responsable de la protection des épargnants – doivent se saisir de manière urgente du sujet essentiel qu'est la bonne organisation de la réunion des assemblées générales annuelles. Il en va de la réalité du fonctionnement de la démocratie actionnariale et de la réputation de la Place de Paris.
Une inscription dans la loi s'impose, dont l'objectif cardinal serait de garantir le caractère pleinement délibératif de l'assemblée générale de nature à préserver le vote éclairé de chaque actionnaire.
Les progrès technologiques sont incontestablement à prendre en considération, par ailleurs pour aller éventuellement vers des solutions « hybrides » de tenues d'AG à partir du moment où peuvent être maîtrisés les enjeux incontournables que sont :
- L'identification des actionnaires et le comptage de leurs titres sans risque d'erreur ;
- La possibilité de poser des questions en direct sans qu'un tri « sélectif » ne soit opéré en amont ;
- Le vote à distance en temps réel exercé, comme le vote des actionnaires présents, après les présentations de la société et les échanges avec les actionnaires.
Victor Hugo disait : « Rien n'est plus fort qu'une idée dont l'heure est venue ».
Nous voici en présence d'une certaine idée de la Gouvernance dont la France s'enorgueillirait qu'elle soit précisée comme il se doit dans ses textes.
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