Hubert Mathet, responsable du groupe de travail Gouvernance de la commission Analyse extra-financière de la SFAF, analyse les tenants et aboutissants de l'affaire Véolia-Suez.
Dans la ronde infernale Véolia-Suez, il manque finalement quelques informations essentielles pour comprendre qui fait quoi et ou tout cela mène. Et le moins qu'on puisse dire est que cette question d'inaliénabilité d'une action de la société Suez Eau France n'a pas fini de susciter notre curiosité et, espérons aussi, celle du régulateur de la Place.
Certains acteurs professionnels ont déjà écrit au management de Suez, menaces à l'appui, ce qui semble être la moindre des choses quand on est actionnaire d'une société et que vos mandataires vous font un « coup » pareil.
En effet, d'une part, l'endroit où est logée cette fameuse fondation éveille déjà l'attention (Hollande) et, d'autre part, on a encore du mal à imaginer comment l'organe qui l'a constitué a pu « causer » son acte de naissance. La démarche qui consiste à déclarer un bien inaliénable revient à ramener sa valeur commerciale à 0 le temps de survie de la contrainte. On se demande encore comment le Conseil d'administration de Suez a pu prendre une telle responsabilité en validant ce dispositif.
Ensuite, lorsqu'un individu se « dépossède » d'un bien (cession, donation), il le transmet à une tierce personne qui le reçoit et en dispose à sa guise. Les fondations (ou Trust en droit Anglo-saxon) répondent à d'autres critères de transmission. Elles deviennent détenteur d'un bien sans contrepartie (pas de transaction à titre onéreux) et ce par la seule volonté du fondateur qui fixe les conditions de conservation du bien. De plus, elles sont administrées par des personnes tierces totalement indépendantes du fondateur. Dans le cas de Suez, cette dernière a indiqué dans un communiqué de presse du 23 septembre 2020 que la fondation sera administrée par une « majorité de représentants ou d'anciens représentants du corps social de Suez ». Comprenne qui voudra, mais on peut dire qu'il y aurait ici comme une sorte de fictivité de la personnalité morale de cette fondation.
Mieux encore, il est curieux de n'y avoir logé qu'une seule et unique action de la société Suez Eau France, comme si l'acte en lui-même faisait peur à ceux qui en ont décidé et que le seul but recherché était le « blocage ».
Enfin, et c'est sûrement le plus important, comment en droit peut-on élaborer un tel stratagème ? L'inaliénabilité est une notion puissante qui ne s'utilise que dans de rares cas (hors cadre contractuel bien sûr ou les deux parties sont d'accord), à savoir dans les procédures collectives lorsque le Tribunal de Commerce souhaite protéger les créanciers contre le risque de cession par le débiteur de certains actifs et, surtout, aux termes de l'article L227-13 du Code de Commerce, lorsque les statuts prévoient expressément une telle clause : « Les statuts de la société peuvent prévoir l'inaliénabilité des actions pour une durée n'excédant pas dix ans ».
Or, les statuts de Suez Eau France, à jour au 10 octobre 2016, ne faisaient nulle mention de cette possibilité. Des modifications statutaires entreprises le 23 septembre dernier, concomitamment aux décisions du Conseil d'administration de Suez relatives à la fondation hollandaise et publiées au Greffe le 21 octobre dernier, font désormais état de la faculté d'aliéner temporairement des actions. On devine sans peine que la démarche, qui n'est pas anodine, a été « longuement » réfléchie.
Autant de questions qui ne peuvent trouver leur réponse qu'après analyse de documents couverts par la confidentialité aujourd'hui mais qui, au demeurant, jettent le trouble à nouveau sur une Gouvernance d'entreprise déclinée « ex post » au gré des opportunités ou des contraintes.
Que cette inaliénabilité d'une infime partie d'un actif soit la résultante de nombreuses années d'observations entre deux concurrents et entre des hommes et des femmes qui ne se connaissent que trop bien et se défient en permanence est évident. A l'initiative de l'un répondra le coup de pied de l'âne de l'autre et vice versa.
Au demeurant, l'incertitude qu'elle fait planer sur Suez quant à sa valorisation est grande. Aujourd'hui, au regard des réserves formulées par Véolia pour lancer une OPA à 18 €, vient s'ajouter cette inconnue de la méthode d'actualisation des flux financiers générés par un actif « gelé » au sein du bilan pendant 4 ans.
Analystes financiers et gérants de tous bords, à vos grilles Excel ! Il n'est pas certain qu'elles incluent la fonction « inaliénable » qui vous permette de trouver la réponse et le cours cible qui va avec.
Tout ceci nous renvoie une fois de plus à la composition des Conseils d'administration et à l'implication de leurs membres dans des situations où l'alignement d'intérêts est mal préservé. Clairement, la voix du directeur général de Suez se fait plus entendre dans la presse que celle de son président et, d'un point de vue de la Gouvernance, c'est surprenant à deux titres : en tant que dirigeant exécutif, il se trouve en conflit d'intérêts dans le cadre d'une OPA dont la société qu'il dirige est la cible. Il devrait donc s'abstenir d'intervenir dans le débat, ce rôle incombant au président du Conseil d'administration. Ensuite la valorisation de sa participation au capital de Suez (10'287 actions selon le rapport annuel au 31 décembre 2019) au cours de 16 € ne représente que quelque 8 % de sa rémunération de 2019 (ramenée en base annuelle). On voit ici clairement ou se situe la dissymétrie.
Cette comparaison fort révélatrice est directement inspirée de l'argumentaire développé par le consortium d'actionnaires menés par l'institutionnel Aermont, qui va tenter de faire entendre sa voix lors de la prochaine AGE d'Unibail Rodamco Westfield(1). Et cette démarche est très pertinente parce que la question que l'actionnaire doit se poser en permanence au regard de la Gouvernance est celle du respect de l'alignement d'intérêts. En cas de réponse négative, il lui appartient d'agir tant au niveau du capital par le biais d'une participation qui se renforce qu'au niveau du Conseil d'administration en y faisant entrer des membres dédiés et ayant du temps à consacrer à l'affaire. La Place de Paris nous a offert en 2020 avec Lagardère et URW deux très bons exemples de situations où certains actionnaires ont décidé de prendre leur responsabilité, mais sous des formes très différentes. Les résultats de ces démarches seront très instructifs quoiqu'il advienne et devraient constituer des cas pratiques enseignés dans toutes les écoles de management et lors des formations à la Gouvernance des futurs candidats au mandat d'administrateur.
Articlé rédigé le 25 octobre 2020
Contact : analysefinanciere@sfaf.com
(1) A ce sujet, la SFAF organise ce jeudi 29 octobre 2020 à 11h une réunion « Refocus, not RESET », au cours de laquelle Aermont Capital exposera les raisons de son opposition au plan de renforcement du bilan de la société, souhaité par l'actuelle Direction et précisera ses intentions en vue de l'AG du 10 novembre 2020.