« Tout ça n’arrive pas qu’aux autres » : Hubert Mathet, responsable du groupe de travail Gouvernance de la commission Analyse extra-financière de la SFAF, analyse les conséquences pour les administrateurs de la faillite de la filiale Suisse de la banque privée Espirito Santo. Ou comment un effet domino entre holdings et filiales a abouti à une facture de plus d’un milliard de francs suisses adressée à chacun des administrateurs.
Posez cette question à des professionnels de la finance : « entre deux investissements où vous avez 50% de chance de perdre 30% du capital et 1% de chance de tout perdre, lequel choisissez-vous ? ». Vous serez surpris de voir le nombre de réponses « 1% de tout perdre ». En principe, tous devraient répondre la première des deux options. Ce biais cognitif qui part du principe que « ça n’arrive qu’aux autres » trouve aussi son illustration dans les risques personnels que prennent les membres d’un Conseil d’administration.
Retour en arrière : au cours de l’été 2014, l’Autorité des marchés Suisse (FINMA) décide de la liquidation volontaire, puis de la mise en faillite de la banque privée Espirito Santo, filiale Suisse du groupe portugais éponyme. En cause, la faillite concomitante dudit groupe et l’illiquidité de certains titres émis par ses différentes holdings et qui avaient été souscrits par des clients de la banque privée installée à Lausanne.
La maison mère pouvait susciter une certaine méfiance. Raison de plus pour le management non exécutif de s’assurer, du côté helvète des Alpes, que les clients de la banque privée avaient signé toute la documentation idoine permettant précisément la distribution de certains produits risqués. Le filet de sécurité juridique semblait donc proprement tendu.
C’est ici que le scénario 1 chance sur 100 intervient. Lorsque le risque de continuité de l’activité pointe à l’horizon, il est très souvent accompagné du « cumulonimbus » de la finance, j’ai nommé la perte de confiance et la « révision » du « pricing » de certains produits, qui, en un « éclair », valorise à 80 un produit jusque-là affiché à 100 dans les comptes. C’est ce risque de continuité qui soudain fait que l’actif est moindre et le passif plus important. La différence entre les deux côtés du bilan ainsi recalculés : une perte immédiate qui, évidemment, ne peut plus être financée, les actionnaires portugais étant eux-mêmes en faillite.
Dans le cas précis d’une banque, le régulateur a, au surplus, toute autorité pour faire cesser son activité au nom de la protection des clients, même si, « sur le papier », l’état de cessation des paiements, prérequis à toute mise en faillite, n’est pas complètement avéré.
C’est alors que commencent les réjouissances pour les administrateurs de la banque privée suisse. Sans rentrer dans les détails techniques qui nécessiteraient d’écrire un livre pour énoncer l’ensemble des poursuites mises en œuvre, il suffit juste de préciser, qu’au-delà de la procédure bancaire et judiciaire locale, viennent alors se superposer des procédures portugaises et luxembourgeoises où, évidemment, les liquidateurs sont avides d’avoir des leviers sur toute personne physique ou morale dirigeant de droit de telle ou telle entité mise en liquidation judiciaire.
Cette réaction en chaîne a provoqué la délivrance, par le liquidateur de la maison mère de la banque privée Espirito Santo à chacun des administrateurs suisses, un commandement de payer à titre personnel une somme de 1'200'000'000 CHF (oui, vous lisez bien un milliard deux cents millions de Francs Suisses) correspondant à l’insuffisance d’actif constatée au niveau des comptes privés résultant des titres illiquides émis par les holdings du groupe portugais et figurant dans les portefeuilles suisses.
Cerise sur le gâteau, les assurances refusent de couvrir les frais de justice et les éventuels dommages des administrateurs au motif qu’il n’y avait pas de sinistre avéré fin 2014, date de résiliation des polices par la compagnie.
Ce cas singulier par les montants en jeu diffère en tout point du sort réservé aux membres du Conseil d’administration de Lehman Brothers pour lesquels l’enquêteur nommé par les tribunaux américains avait jugé qu’aucune action ni aucune décision prise par le conseil pendant la période où la banque se dirigeait vers sa fin ne pouvait être considérée comme une infraction susceptible de donner lieu à des poursuites.
Autre particularité de cette affaire : dans un souci de bonne gouvernance, la FINMA a décidé d’adjoindre au liquidateur suisse une « Commission de surveillance » chargée de veiller à la bonne exécution de son travail. Ses attributions sont les suivantes :
- surveiller le liquidateur de la faillite, lui donner des avis quand elle en sera requise et s'opposer à toute mesure qui lui paraîtrait contraire aux intérêts des créanciers ;
- autoriser la continuation de l’activité bancaire de la Banque Privée Espirito Santo en liquidation et en régler les conditions ;
- approuver les comptes, autoriser le liquidateur de la faillite à plaider, à transiger ou à conclure un compromis ;
- contester les créances admises par le liquidateur de la faillite ;
- autoriser des répartitions provisoires en cours de liquidation ;
- être consultée sur les honoraires mensuels du liquidateur de la faillite.
La Commission de surveillance ainsi constituée transmet à la FINMA un règlement définissant son fonctionnement pour approbation. Ce règlement adresse au moins les points de la convocation, de l’ordre des séances, de la récusation, du quorum, du mode de décision et de la verbalisation. Il prévoit la tenue d’un procès-verbal sous forme ordinaire et indiquera nominativement, dans la prise de décision, le vote de chaque membre présent ou représenté.
Une leçon de gouvernance, doublée d’un point de détail fort intéressant : la rémunération de ces « administrateurs ad’ hoc » est horaire aux taux H.T. de 450 CHF. De quoi faire réfléchir aux jetons de présence d’un administrateur du SBF 120 qui, ramenés à un taux horaire moyen, se situent quelque part entre 100 et 150 € lorsqu’il ne fait que le strict minimum.