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05/06/2018 Analyse

Normes comptables et industrialisation des calculs financiers : y a-t-il pertinence ?

À l'heure où l'European Securities and Markets Authority (ESMA) réfléchit à la mise en place d'un équivalent de la base EDGAR (Electronic Data-Gathering, Analysis and Retrieval) utilisée par la SEC, la Société française des analystes financiers (SFAF) réfléchit aux impacts de l'industrialisation du calcul des ratios financiers. Les marchés deviendront-ils plus efficients ? Cet article n'exprime que l'opinion de son auteur.

L'irruption du big data et de l'intelligence artificielle (IA) bouleverse le métier d'analyste : pour que cette évolution constitue un progrès et améliore l'efficience des marchés, la condition sine qua non est que l'industrialisation du calcul des ratios financiers réduise non seulement le travail de saisie des données (number crunching) mais aussi améliore la cohérence dans les ajustements. En effet, le bénéfice de la réduction du coût résultant du big data peut être obéré par la perte de fiabilité lié à la complexité des enjeux comptables. Aujourd'hui, les subtilités des différences entre normes IASB et US GAAP contribuent à perdre la plupart des analystes ; ils ont de plus en plus tendance par manque de temps (voire de compétence pour ceux qui n'ont pas eu la chance de suivre la formation de la SFAF !) à renoncer aux ajustements pourtant de plus en plus indispensables dans le processus de fabrication des ratios. Dommage pour la qualité mais cela devient un luxe quand la concurrence est trop forte ! Seule exception notable : les agences de notation qui privilégient le benchmarking à travers une normalisation des ajustements comptables perçue comme une étape essentielle de la méthodologie de notation.

L'application prochaine (en 2019) de la norme sur les contrats de location (IFRS 16) fournit un nouvel exemple de ces difficultés. Cette réforme a été souhaitée par l'IASB pour (a) donner une meilleure image du bilan et, notamment, mettre au bilan les dettes, et (b) supprimer les retraitements opérés par les investisseurs. Plus de comparabilité et plus de transparence ? Pas si sûr, et certainement pas pour le compte de résultat : les indicateurs usuels sont bousculés et l'EBITdA perd de sa pertinence en termes d'information sur le cash-flow opérationnel puisque les loyers (hors frais financiers) sont assimilés à une charge d'amortissement. Pas grave : il sera encore possible de regarder au choix l'EBIT ou l'EBITdAR selon sa philosophie.

La position prise par deux grandes agences de notation (S&P et Moody's) valide les données publiées dans le cadre d'IFRS 16 (qui s'inspire fortement de leur propre méthodologie) pour ajuster les dettes de leasing. Mais ces agences soulignent que la nouvelle norme renforcera encore plus le devoir pour l'analyste d'exercer un jugement visant à évaluer l'impact sur la stabilité des cash-flow et la structure financière du choix d'arbitrer entre location, pleine propriété ou contrat de service.

Cette norme constitue donc une réforme inachevée et n'apporte qu'une réponse imparfaite et incomplète à l'objectif de simplification du calcul des ratios. L'IFRS 16 crée une nouvelle urgence pour l'IASB qui est de rendre plus transparent et comparable la rentabilité opérationnelle à travers une normalisation des soldes du compte de résultat. Le but est ainsi de faciliter le travail de retraitement entre charge cash ou non cash, et revenu exceptionnel ou récurrent.

Dans le contexte du Brexit et du basculement vers XBRL, l'urgence est que l'Europe se dote, comme l'a fait le Financial Reporting Council (FRC) pour la Grande Bretagne, d'un « laboratoire financier » permettant d'expérimenter la pertinence du lien entre ratios financiers et cadre conceptuel. En effet, plus encore que XBRL, c'est la normalisation du cadre conceptuel entre les IFRS et l'US GAAP qui permettra d'industrialiser le calcul des ratios, et donc favoriser l'émergence du big data dans les décisions d'investissement.

Le but de ce laboratoire sera d'associer les utilisateurs, et en particulier les analystes, à la refonte du cadre conceptuel voulu par l'IASB en facilitant ainsi une refonte de la gouvernance de la genèse des normes comptables voulue par l'Europe à travers l'EFRAG. Sur le cadre conceptuel actuel, je vous invite à réaliser le test proposé par l'IASB sur son site : avec 6 réponses positives sur 8, j'ai eu le plaisir d'être classé parmi les « experts ». Cependant, je n'ai pas pu comprendre mes erreurs car le projet de refonte n'est pas public à ce jour.

Un tel « laboratoire » permettrait (1) de tester la comparabilité des données IFRS versus US GAAP en favorisant ainsi le big data, (2) de vérifier ex post la pertinence des normes IFRS pour le calcul des ratios financiers. On peut noter à cet égard que les agences de notations voient déjà leurs méthodes soumises à ce back testing par l'ESMA, mais cette supervision restera imparfaite tant qu'elle ne pourra s'appuyer sur des études scientifiques associant analystes et monde académique.

Nicolas d'Hautefeuille, co-président de la commission des émetteurs de la SFAF

Voir à ce sujet : les articles « XBRL : fédérer une démarche de Place pour éviter d'ouvrir une nouvelle boîte de Pandore » de Nicolas d'Hautefeuille et "Format ESEF : un projet de réglementation et des questions" de Thomas Verdin, Tesh, et Stéphane Bellanger, expert-comptable, parus dans l'édition 67 de la revue Analyse financière (avril 2018) ; les articles parus dans la Lettre électronique de la SFAF de juin 2017, mai 2017 et avril 2017.