À l'initiative de la SFAF s'est tenue le mardi 7 avril dernier une visioconférence où le fonds Amber Capital a pu présenter à une large audience de plus de 120 personnes le projet de démarche électorale qu'il souhaite mettre en œuvre lors de l'AG de Lagardère SCA qui se tiendra le 5 mai prochain, selon toute vraisemblance à huis clos (cf. notre article “Coronavirus : l'AMF rappelle aux émetteurs leurs obligations” du 20 mars 2020). Assurément, Amber Capital n'a pas fait qu'investir des sommes importantes dans Lagardère. Il y a mis beaucoup de moyens humains et un nombre considérable d'heures de recherche pour aboutir à cette présentation. À cet égard, le contenu pédagogique de la séance a tenu toutes ses promesses.
Au centre des débats, la gouvernance passée et actuelle du groupe et l'usage qui a été fait d'une structure juridique très particulière, la Commandite par actions.
Comme toujours, l'histoire est bonne conseillère pour mieux comprendre le présent.
Sur l'esprit du droit : la commandite résulte d'une coutume propre au commerce maritime. Le contrat de commande (en latin, comendare signifie confier) intervient entre un marin (capitaine) et un capitaliste. Ce dernier fournissait, soit le navire, soit les marchandises, soit les fonds, contre la promesse de participer aux bénéfices de l'expédition. Le bailleur de fonds risquait donc uniquement de perdre sa mise ; quant au capitaine, il risquait sa vie. Aujourd'hui, le capitaine a troqué le risque de sa vie contre la responsabilité solidaire et indéfinie du ou des commandités (situation autrement plus réversible que la mort).
Le groupe animé par Jean-Luc Lagardère a évolué vers le statut de commandite le 30 décembre 1992 pour permettre de stabiliser l'entreprise à la suite de la faillite de la « Cinq ». Les fonds propres engloutis dans cette déconfiture mettaient en danger les autres actifs du groupe, stratégiques par nature. Voilà donc un acte de naissance assez éloigné des conditions précitées ou d'un affectio societatis familial fort.
En contrepoint de ce qui précède, on découvre page 39 du rapport annuel 2019 que « La loi et les spécificités des statuts de la société font de la Commandite Lagardère SCA une structure moderne, parfaitement adaptée aux exigences du gouvernement d'entreprise et répondant le mieux possible aux deux principes de base que sont la dissociation des fonctions de direction et de contrôle et l'association la plus étroite des actionnaires au contrôle de l'entreprise. »
La démarche d'Amber Capital pose à juste titre la question de la structure juridique « moderne » appréciée comme telle dans tous les rapports annuels récents de Lagardère SCA.
En effet, techniquement, seul le commandité peut proposer le dirigeant exécutif. Le conseil de surveillance, puis l'assemblée générale, en cas d'échecs répétés avec le conseil de surveillance, ne peuvent qu'approuver ou refuser le choix qui lui est imposé. Les autres structures juridiques communément utilisées ont un processus exactement inverse.
Les pleins pouvoirs octroyés aux commandités avec pour seule contrepartie leur responsabilité personnelle solidaire et indéfinie est-elle aujourd'hui un motif suffisant pour estimer que l'équilibre des pouvoirs est assuré ?
On pourrait alors imaginer l'imposition d'une transparence financière au niveau des commandités. Mais là aussi, il existe un écran créé de facto par le droit français, relevé indirectement par Amber Capital dans l'assignation qu'il a fait délivrer à l'encontre de Lagardère Capital & Management afin que cette structure dépose ses comptes… au greffe du Tribunal de Commerce de Paris. En effet, les articles L232-21, 22 et 23 ainsi que R123-111 du code de Commerce obligent bien toute société commerciale à déposer – attention, ce n'est pas une publication - ses comptes auprès du greffe de son ressort. Mais, faiblesse du législateur ou naïveté au regard des enjeux, le « hic », c'est qu'en cas « d'oubli », le code ne prévoit qu'une sanction de… 1 500 € (article R247-3 du même Code) !
La commandite fait partie du droit français et il n'y a rien à y redire. En revanche, permettre l'appel à l'épargne publique d'un tel véhicule pendant une durée indéterminée revient à spéculer sur la transparence du commandité ad vitam aeternam.
Le régulateur doit se pencher sur l'exercice réel des contre-pouvoirs qui n'existent pas, comme l'illustre aujourd'hui le cas de Lagardère SCA, et qui, dans l'attente de la prochaine assemblée générale, s'exercent par médias et procédures interposés au risque de fragiliser un peu plus une entreprise qui n'en a pas besoin.
L'article 223-1 du règlement général de l'AMF prévoit que « l'information donnée au public par l'émetteur doit être exacte, précise et sincère ». Au demeurant, on voit bien que cette obligation qui incombe à l'émetteur est difficilement « opposable » aux structures privées qui le chapeautent.
On peut également citer la norme IAS 24 (applicable à l'information financière des sociétés cotées) qui met en exergue la liste des informations nécessaires à l'actionnaire pour mieux comprendre les relations du groupe consolidé avec les entités liées (« related parties » dont fait partie le commandité) mais qui n'est pas assez précise au cas d'espèce.
Il y a donc ici un hiatus à combler en ce qui concerne à tout le moins le cas particulier de la commandite.
À défaut, la loi doit prévoir des sanctions pécuniaires « dissuasives » pour permettre que la transparence financière soit totale au niveau des commandités, puisque c'est cet unique indicateur qui est l'essence même du « contrat de confiance » noué autour de la commandite. Pour illustrer le propos, c'est comme si un banquier acceptait une caution pour garantir un prêt sans savoir ce que recèle le patrimoine de ladite caution. Inconcevable.
L'ordonnance rendue le 16 octobre 2019 par le président du Tribunal de Commerce de Paris va dans ce sens : 2 000 € d'astreinte journalière pendant une période de 30 jours, infligée à Lagardère Capital & Management pour déposer ses bilans auprès du Greffe, et ce depuis 2009. Cette période de 30 jours est renouvelable sur sollicitation du demandeur, Amber Capital en l'espèce. Le compteur affiche déjà 60 000 €, à comparer aux 1 500 € précités. Lagardère C&M. ne s'est pas exécutée à ce jour malgré le sérieux et la gravité de l'injonction.
Il n'y a pas de gouvernance sans respect des lois… et aussi des actionnaires grâce à une transparence réelle.
Groupe de travail Gouvernance, commission Analyse extra-financière de la SFAF
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