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25/02/2021 Le Think Tank, Point de vue, Les commissions, Analyse

Gouvernance et allocation d’actifs

 

La récente application de la politique de distribution de dividendes et de rachat d'actions du géant pharmaceutique Sanofi, distancé par ses concurrents dans la course au vaccin anti Covid-19, pose une question au cœur de sa stratégie et de sa gouvernance, celle de l'allocation des ressources par les dirigeants et conseils d'administration des entreprises. Explications d'Hubert Mathet, responsable du groupe de travail Gouvernance de la commission Analyse extra-financière de la SFAF.

« La France a tout pour réussir » clame tous les jours BFM Business et c'est sans doute, au-delà de sa pertinence, l'un des meilleurs slogans fédérateurs mais aussi politiques des vingt dernières années.
Dès lors, pourquoi, diable, la société de recherche indépendante OFG pointait-elle récemment du doigt la politique de distribution de dividendes et de rachat d'actions de Sanofi et pourquoi un article publié sur le site de Novethic titrait-il le 5 février dernier « la France, pionnière dans le séquençage du virus , a raté la marche du développement du vaccin » ?

On pourrait penser, a priori, que ces deux constats ne sont pas de nature à remettre en cause une forme ou une autre de gouvernance. En réalité, il suffit de se pencher sur l'une des responsabilités les plus délicates des dirigeants pour comprendre qu'on parle bien ici du moteur central des organisations, fussent-elles privées ou publiques. Il s'agit de l'allocation des ressources, bien connue des stratèges économiques au sein des sociétés de gestion sous le terme « asset allocation ».
C'est en effet de la stratégie et de l'allocation de ses ressources que dépend la position concurrentielle d'une entreprise à moyen et long terme – tout comme d'ailleurs la performance des fonds d'investissement. Cela est clairement du ressort des conseils d'administration, sans exception, y compris ceux des fonds d'investissement, même si la stratégie de ces derniers est laissée largement entre les mains du gestionnaire des actifs.

Les crises (ici la pandémie de Covid-19), inattendues, par construction, dans les scenarii de développement d'entreprises, sont toujours de formidables accélérateurs de transformation. Elles créent une sélection impitoyable et installent, encore un peu plus haut et durablement dans le classement, ceux qui ont fait des choix audacieux, risqués certes, mais déterminants pour asseoir le futur de leur organisation.
À titre d'illustration, examinons sur la période 2010-2020 deux entreprises du secteur pharmaceutique, dont l'une n'existait pas encore en 2010. Évidemment, ni l'une ni l'autre ne pouvait imaginer la crise sanitaire de 2020.
Au cours de ces dix années, Sanofi a généré 49 milliards € de bénéfices nets, investi 47 milliards € dans des immobilisations liées à son processus de recherche et de production, dépensé entre 60 et 70 milliards € en recherche et développement et restitué 48 milliards € à ses actionnaires sous forme de dividendes et rachat d'actions.
Sur cette même période, la société Moderna, qui a été créée depuis un simple concept d'ARN messager, aura dépensé un peu moins de 4 milliards $ en recherche et développement pour mettre au point une technique révolutionnaire de vaccination et de traitements thérapeutiques. Elle annoncera en février 2020 qu'elle peut fournir un vaccin pour enrayer la pandémie de Covid-19. Elle envisageait initialement de générer ses premiers revenus en… 2023.
AstraZeneca et Sanofi ont croisé la route de Moderna et de son dirigeant français (ex-DGD de Biomérieux) pratiquement en même temps (fin 2012, début 2013). Il en résultera un partenariat de R&D avec AstraZeneca et une participation de cette dernière de 7,65 % au capital de Moderna. Rien chez Sanofi. Curieusement, rien non plus chez Biomérieux.
Toujours sur cette période de dix années, la marge d'EBITDA de Sanofi a glissé de 40 % à 30 % et les retours sur capitaux immobilisés (notre fameuse « asset allocation ») sont passés de 12 % à 10 %.
Une excellente étude publiée par Natixis et l'équipe de Patrick Artus le 12 février dernier indique on ne peut plus clairement que, pour la période 1995-2020, les dépenses de R&D du secteur public français sont passées de 0,88 % du PIB à 0,78 % (environ 2 milliards € de dépenses en moins) et que ces mêmes dépenses pour le secteur privé sont restées à peu près stables, à 1,3 % du PIB.
Un autre article, signé de l'économiste Elie Cohen dans le magazine en ligne Slate du 18 février dernier, ne dit pas autre chose.

La démonstration derrière ces chiffres ne vise pas à accabler plus encore Sanofi. Beaucoup des critiques exprimées récemment dans la presse répondent à un autre agenda, bien souvent politique. Le point central est que la surperformance économique et/ou financière ne nécessite pas beaucoup plus de capitaux engagés, mais simplement le bon « stock picking » et sa bonne pondération.
Entre 1980 et 2000, le portefeuille parfaitement diversifié que représente le S&P 500 a vu sa valeur multipliée par 10. C'est un retour composé de 12,2 % par an. Magnifique !
Au cours de cette même période, l'une des sociétés de ce même indice (Home Depot) a vu son cours multiplié par 1877. Imaginons, une seconde, ce même calcul de retour sur investissement si le rééquilibrage d'un tel portefeuille avait été opéré différemment des règles de pondération et de poids communément admises. On s'aperçoit vite à quel point un tel choix stratégique par un allocataire d'actifs est contraint par la réglementation en vigueur et ce qu'il a fallu comme rééquilibrage au sein du portefeuille S&P 500 pour que sa performance ne soit pas distordue par celle de Home Depot.
Cette décision stratégique d'allouer le capital à l'un plutôt qu'à l'autre s'inscrit exactement au centre des préoccupations de dirigeant soit-il gérant de fonds ou administrateur d'entreprise. On est bien ici au cœur du réacteur gouvernance.

Il a été évoqué dans un précédent article qu'une des caractéristiques de la composition des conseils d'administration des GAFA était leur biais affiché vers les technologies et le leadership. Ceci devrait inspirer toute entreprise dont le rayonnement est mondial, sauf à vouloir se contenter du constat qu'hélas, en matière de concurrence, on repasse rarement les plats.

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